CHAP. 10 à 14

 

CHAP. X

Mercredi, 17 juin, matin.

Deux semaines sont passées. Le lieutenant Jérôme Dubois avait repris ses occupations quotidiennes et l'enquête « du Plateau de Sault » , comme on l'appelait désormais était tombée en seconde plan. De toute façon rien de neuf de ce côté, sauf qu'il avait trouvé l'arme du crime. Enfin, il en était convaincu et au même temps il en doutait parce que toutes les personnes impliquées dans l'enquête restaient septiques. Il était même allé jusqu'à amener une flèche de l'arc de son fils à la morgue où le docteur Sarda l'avait testé sur le cadavre de Guyot. Sa conclusion était : c'est fort possible !

Il était dans ses pensées quand le bruit du téléphone sur son bureau le fit sursauter. C’était son supérieur.

'Bonjour capitaine !'

Bonjour Dubois. Est ce que vous êtes très occupé ?'

'Comme d'habitude !' Jérôme connut son chef : pas bavard du tout et très direct.

'On vous demande à Caillens, Plateau de Sault. Un autre meurtre on m'a dit. Et Dubois, un bon conseil : trouvez le coupable au plus vite, parce que la pression grimpe fort. Même le préfet s'en mêle maintenant et lui et le procureur deviennent impatients. Je les ai constamment sur le dos.

'Je fais de mon mieux, capitaine, je le trouverai.

'Vous êtes optimiste, Dubois, j'aime ça !'

Il décrocha sans lui laisser le temps de répondre. Perplexe, Jérôme regarda le téléphone. 'A bientôt, mon capitaine, je m'en vais, mon capitaine, à vos ordres, mon capitaine !! Il se mit en garde et le salua en riant de bon cœur. Il ramassa le dossier « plateau de Sault » et quitta son bureau.

A onze heures et douze minutes, Dubois se gara à l'entrée de Caillens, un hameau de Rodome. Beaucoup de voitures sur le parking, même un ambulance. Il quitta sa voiture et continua à pied. Cinquante mètres plus loin, il arriva à une bifurcation. La route tournait à droite, contournait le hameau pour s'arrêter au loin à une ferme. A gauche partait un chemin de terre vers les champs. Un ruban jaune, tendu à travers, bloquait le chemin. Trois personnes, des habitants du hameau, pensa Dubois, observaient la scène. Jérôme les dépassa en disant bonjour. Un gendarme se tenait derrière le ruban. Il salua :

'Bonjour lieutenant, ils vous attendent. C'est à deux cent mètres.'

Il leva le ruban pour laisser passer Dubois, qui le remercia.

Le chemin montait légèrement entre un talus à gauche avec une prairie et un champ de pommes de terre clôturé, à droite. Après cent mètres Dubois s'arrêta pour admirer le paysage. La vue était d'une beauté à couper le souffle. Le champ descendait en pente douce jusqu'à une forêt qui plongeait à son tour dans la vallée du Rébenty. De l'autre côté de cette vallée, il vit le village de Belvis. Le tout baignait dans le soleil.

'Que c'est beau et calme', se dit-il 'je comprends pourquoi les gens viennent faire cette promenade.' Il ferma même les yeux et écouta le silence. Il resta ainsi une bonne minute. Il ouvrit ses yeux et se mit en mouvement. 'Eh hop, Jérôme, en route vers la folie humaine...' Il reprit le chemin et arriva quelques instants plus tard sur la scène de crime. Il observa le lieu. Il vit d'abord le cadavre, par terre au milieu du chemin. Il reconnut le docteur Sarda à côté. Le photographe, il ne se souvint plus de son nom, et l'adjudant Beloch s'activèrent à proximité. Il vit Rosenblum et Lebrun et plusieurs gendarmes à gauche sur le talus. Eux aussi observaient l'équipe technique. Dubois alla à leur rencontre.

'Bonjour l'équipe !' Jérôme vit leurs visages sombres aux trais tirés. 'L'heure n'est pas à la rigolade' il se dit.

Rosenblum prit la parole : 'Bonjour lieutenant, l'histoire continue... Le docteur Sarda vient de me donner le portefeuille de la victime. Un certain Joseph Toustou, soixante-huit ans, habitant à Belesta en Ariège. Retraité, marié. Il a été trouvé ce matin par un habitant de Caillens. Je ne sais pas plus pour l'instant.'

'Je suppose que ce chemin fait partie de cette fameuse promenade ?’

Elle acquiesça de la tête : 'Oui lieutenant, le Tour du Picou. Vous aussi, vous pensez que...' Elle avala la phrase.

'Oui Rosenblum, je le pense. Cette fois-ci nous devons absolument le trouver... Nous n'avons plus droit à l'échec. Je vais voir le docteur d'abord.'

Il se rapprocha prudemment du cadavre et leva la main pour saluer Beloch et le photographe. Le docteur Sarde, très concentrée, examina la victime. Elle leva la tête :

'Ah lieutenant, bonjour ! Rapprochez, venez voir.'

Il s'agenouilla à côté d'elle. Le corps était allongé sur le côté gauche. Il vit un homme assez corpulent et trapu, le visage blanc et surtout les yeux grands ouverts, qui exprimaient incrédulité et surprise. Sarda indiqua la poitrine. Elle avait découpé les vêtements détrempés de sang.

'Vous voyez la blessure ?' Elle posa son doigt ganté dessus : 'Un objet est rentré là au niveau du cœur, avec beaucoup de force. C'est profond jusqu'à la colonne vertébrale.'

'Une flèche, vous en pensez quoi ?’

'C'est fortement possible, en tout cas ça y ressemble... Je suis sûr d'une chose : c'est pareil que les deux autres, c'est le même tueur.'

'Est-ce que vous avez tourné le corps ?’

'Non, il est resté comme on l'a trouvé.'

'A quand remonte sa mort ?’

'Je dirai à une vingtaine d'heures. Il a été tué hier après-midi. Je pourrai en dire plus après l'autopsie.' Elle soupira.

'J'ai fini lieutenant, c'est à vous de décider pour enlever le cadavre.' Elle le regarda : 'Trouvez-le, que ça s'arrête !’

Jérôme hocha la tête, ne savant pas quoi répondre.

Elle se redressa, prit son sac et s'en alla direction Caillens.

Jérôme appela Belôch et le photographe.

'Bonjour messieurs, vous avez trouvé quelque chose ?’

Belôch secoua la tête : 'Rien du tout lieutenant !’

'Je m'en doutais. Mais regardez : le corps n'a pas été déplacé ni retourné. On peut être sûr qu'il montait le chemin et si ma théorie d'arc et flèche est correcte, il a été touché par une flèche tirée de plus haut. Donc du virage là-bas, je dirai. Venez avec moi !’

Ils montèrent le chemin d'une trentaine de mètres, jusqu'au virage à droite. Le lieutenant se retourna. Il vit le cadavre par terre.

'Le chemin va où après ?' Il posa la question à Belôch.

'Cinquante mètres plus loin, ça arrive sur un plateau on peut dire, et après le chemin continue vers Rodome ou Galinagues.'

'Je pense adjudant, que le tueur se tenait ici, qu'il a tiré sa flèche mortelle d'ici, est allé la retirer du corps et est revenu pour trouver sa voiture garée plus haut et disparaître, ni vu, ni connu.'

'Oui lieutenant, ça se tient. Je vais examiner ici et plus haut. Tôt ou tard il doit laisser des traces... Il a eu beaucoup de chance que personne ne l'a aperçu. Encore une chose : la voiture de la victime est garée à Caillens, j'y jetterai un œil aussi après.'

'Merci adjudant, tenez-moi au courant.'

'Bien sûr lieutenant ! Autour du corps nous avons fini. A bientôt.'

Dubois descendit le chemin et alla trouver Rosenblum et Lebrun. Il les informa que les techniciens avaient fini et que le corps pouvait être enlevé.

Rosenblum donna quelques ordres et aussitôt les gendarmes s'activèrent. Jérôme prit la parole : 'Est-ce que vous pouvez contacter les collègues de Belesta  ? Qu'ils informent l'épouse de Toustou de son décès.'

'Je vais le faire !' c'était Lebrun, visiblement content de se rendre utile.

'Bien adjudant, faites les savoir que je passerai cet après-midi pour parler avec la veuve et que j'apprécierai que quelqu'un restera avec elle.'

'OK, lieutenant !' Lebrun sortit son portable et s'éloigna.

'Bon Rosenblum, je pense que nous avons fini ici. Nous rentrons à Belcaire pour manger. Et j'aimerai que vous m'accompagneriez cet après-midi voir la veuve.'

Elle le regarda, surprise : 'Moi  ? Eh oui, avec plaisir.' Elle sourit.

Jérôme l'observa : ce sourire, ses yeux bleus, ses lèvres pleines et ses cheveux dorés à la lumière du soleil, décidément, la beauté de cette femme était étonnante.

Ses réflexions furent interrompues par le bruit d'une voiture. L'ambulance monta en marche arrière l'étroit chemin. Deux gendarmes en sortirent un brancard, ils déposèrent le corps de Toustou dessus, serrèrent les sangles et montèrent le tout dans le véhicule. Le chauffeur repartit aussitôt. Les gendarmes descendirent le chemin. Le silence revint.

Lebrun appela Rosenblum et Dubois : 'J'ai eu les collègues de Belesta au téléphone. Ils ont une gendarme qui est aussi assistante sociale... elle restera avec la veuve. Elle vous attend cet après-midi.'

'C'est parfait. Rentrons alors !’

Les trois reprirent le chemin direction Caillens.

 

CHAP. XI.

Mercredi, 17 juin, l'après-midi.

Il était quatorze heures quinze quand Rosenblum se gara devant la maison des Toustou à Belesta. C'était un endroit très agréable. La route longeait l'Hers, qui coulait paisiblement à travers la verdure. Rosenblum et Dubois sortirent de la voiture et observèrent la maison. C'était une belle demeure, dont les fenêtres étaient décorées avec des jardinières débordantes de fleures de toutes les couleurs.

Jérôme sonna et trente secondes plus tard la porte s'ouvrit sur une gendarme, le visage sympa, cheveux noirs, yeux sombres.

'Bonjour lieutenant, adjudant-chef. Entrez, je m'appelle Virginie Lagarde, je suis affectée à la brigade de Belesta.' Elle parlait avec un fort accent de l'Ariège. Ils se dirent bonjour et Rosenblum prit la parole  :

'Comment elle va ?’

'Elle s'est effondrée en apprenant le décès de son mari. J'ai insisté pour appeler quelqu'un de la famille. Sa sœur est maintenant avec elle. Celle-là a appelé le médecin. Il est venu il y a une demi-heure. Il a tout de suite donné des calmants. Maintenant elle est bien dans les vapes, on dirait, pour l'instant elle dort, elle est très fragile.'

'Oui, ça se comprend.'

Virginie les précéda à travers un couloir et ouvrit une porte sur une salle de séjour vaste et lumineuse. Une grande fenêtre coulissante donnait sur un jardin fleuri bien entretenu. La vue sur le jardin et la colline derrière était magnifique et apaisante.

Deux femmes se trouvaient dans le salon : une allongée sur le canapé, l'autre assise dans un fauteuil. Pas de doute possible, c'étaient des sœurs, tellement elles se ressemblaient.

Madame Toustou ouvrit ses yeux quand Jérôme se rapprocha.

'Bonjour Madame Toustou, je suis le lieutenant Dubois et voici l'adjudant-chef Rosenblum. D'abord nos condoléances. Nous enquêtons sur ce qui est arrivé à votre mari et nous souhaitons vous poser quelques questions. C'est possible ?’

Elle les regarda avec une triste mine et dut visiblement faire un effort pour rester réveillée. Elle hocha la tête.

La sœur prit la parole : 'Asseyez-vous.' Elle indiqua les deux autres fauteuils... 'Ma sœur n'a pas la tête claire en ce moment.... les calmants, vous savez. Mais allez-y, posez vos questions.'

Jérôme s'adressa à la veuve : 'Quand est-ce que votre mari est parti ?’

Elle répondit avec une voix pâteuse : 'C'était hier matin. Il disait vouloir faire une promenade sur le Plateau de Sault.'

'C'était inhabituel ?’

'Non, pas du tout. Il adorait faire des promenades. Depuis sa retraite il partait souvent, deux fois par semaine si le temps le permettait.' Ses yeux se refermèrent...

'Vous ne l'accompagnez pas ?' Pas de réponse...

La sœur intervint : 'Denise, on te pose une question...'

Madame Toustou sursauta : 'Hein ?’

Jérôme répéta sa question.

'Au début oui, mais maintenant je préfère travailler au jardin et lire.'

'Comment il était hier matin  ? Je veux dire vous n'avez rien remarqué d'étrange ou anormal dans son comportement ?’

'Non, il était comme d'habitude  : souriant et de bonne humeur...' Elle soupira et s'endormi de nouveau.

Jérôme regarda Rosenblum  : 'Est-ce que ça vaut la peine de continuer cette interrogation  ?'

La sœur essayait de la réveiller de nouveau : 'Denise !’

Jérôme posa encore une question : 'Est-ce que les noms Henri Calvel et Jacques Guyot vous disent quelque chose ?’

Elle réfléchit un bon moment. 'Non, je ne crois pas... ça devrait ?’

'Votre mari vous n'a jamais parlé de menaces  ? Il n'a jamais reçu une lettre de ce genre ?’

'Non, il m'a jamais parlé de ça...'

Madame Toustou s'effondra de nouveau.

Jérôme regarda Rosenblum. Il fut signe avec ses yeux qu'elle pouvait continuer, mais elle lui fit non de la tête. Elle avait raison, ce n'était pas la peine.

'Bon madame, c'est tout pour l'instant. Nous allons vous laisser vous reposer.'

Il s'adressa à la sœur : 'Si elle se réveille et elle se souvient de quelque chose, n'hésitez pas de me contacter.' Il donna sa carte.

La sœur le regarda. 'Lieutenant, mon beau-frère était quelqu'un de bien. Il méritait sûrement pas ça. Promettez-nous de trouver le coupable.' Sa voix se brisa et elle pleura.

Jérôme était ému. Il posa sa main sur l'épaule de la femme : 'Nous faisons de notre mieux, madame, et nous espérons de le serrer rapidement.' Il retira sa main et dit au revoir.

En se rapprochant de la voiture, Jérôme demanda :

'Alors, Rosenblum, qu'est ce que vous en pensez' ?

'Que nous sommes venus pour rien ! Elle n  'est pas assez réveillée. En fait, qu'est ce qui nous échappe ? Trois meurtres et nous n'avons toujours rien. Bordel, ce n’est pas possible !' Elle cria presque.

Jérôme l'observa en souriant: 'vous êtes encore plus belle quand vous vous fâchez ! 'Il pouffa quand il vit son regard perplexe.

'Bon, sérieux maintenant. Ces trois meurtres sont liés, j'en suis sûr, c'est obligatoire. Si nous trouvons le lien, nous aurons le meurtrier'.

'Et en attendent, on fait quoi  ? On tricote ? '

'Mais non, Rosenblum. Ne perdez surtout pas l'espoir, ni la patience. Demandez à Lebrun de creuser plus profond. Nous avons trois noms maintenant et l'ordinateur doit cracher quelque chose. De mon coté, je vais appeler la journaliste Marigot, la mettre au courant des événements d'aujourd'hui et lui demander de lancer un appel aux témoins. Je dois aussi informer le procureur. Il est temps qu'il organise une conférence de presse, pour informer les journalistes, ça évitera trop de spéculation de leur part. Bon, rentrons à Belcaire.'

 

CHAP. XII.

Il faisait dix-sept heures pile quand le lieutenant Jérôme Dubois entra le village de Roullens. Après avoir quitté Belcaire, il était en route vers Carcassonne et arrivé à Limoux, il pensait tout d'un coup à son collègue Hervé Sautes, son coéquipier, son mentor depuis treize ans déjà. Ca faisait un mois maintenant, qu'il était en arrêt maladie. Hervé lui manquait et surtout dans cette enquête il manquait son bon sens, son expérience et sa persévérance.

Jérôme se gara devant une maison style pavillon, bien entretenue. Il quitta sa voiture et passa le portail resté ouvert. Une allée gravillonnée montait vers le garage à côté de la maison. Une pelouse entourait la maison. Jérôme sonna à la porte d'entrée.

Le lieutenant vit l'étonnement dans le visage d’Hervé.

'Jérôme, ça alors ! Quel plaisir de te voir. Entre !' Hervé le devança dans le salon. 'Assieds-toi, Jérôme. Un apéro ? Je viens d'ouvrir une bouteille de Carthagène, bio bien sûr..  .'

'Dans ce cas je veux bien.' Jérôme sourit.

Hervé le taquinait souvent sur ses préférences pour les produits bio, mais mine de rien il en achetait aussi. Ils trinquèrent et gouttèrent ce nectar merveilleux.

'.Hélène n'est pas là ?'

'Tu l'as ratée de peu. Elle avait quelques courses à faire.'

'Elle va bien j'espère ?'

'Ah oui, ça ! Elle pète la forme, elle profite pleinement de sa retraite. Alors Jérôme, qu'est ce qui me vaut ce plaisir ?'

'Je suis finalement venu prendre de tes nouvelles tout simplement.'

'Tout simplement ?' Hervé rigola. 'Allez Jérôme je te connais, qu'est-ce qui te tracasse ?’

'J'ai un peu honte de venir qu'après un mois. Tu sais comme c'est... le travail. Je voudrais savoir quand tu reviens. J'ai refusé un nouveau coéquipier, tant que je ne sais pas si tu reprends, mais on me met la pression avec les règlements.'

'T'as refusé un autre ? C'est sympa ça, Jérôme. Mais est-ce que je reviendrais encore ? Je suis à six mois de ma retraite et si je pars maintenant ou dans six mois, cela ne changera pas grand-chose sur ma paye. En plus j'en ai tellement marre de ces règlements et de la hiérarchie. Donc, autant partir maintenant.'

'Tu vas t'ennuyer...' Jérôme rigola.

'Non, non, sûrement pas ! J'ai la remède : je me suis mis à la poterie.'

'T'es sérieux là ?’

'Mais bien sûr. Je suis tombé sur un tour et un four à gaz pour presque rien. Une potière qui arrêtait. J'ai pas hésité et maintenant j'apprends. J'aime et ça me détend. Tu comprends ça ?’

'Bien sûr Hervé, je le comprends très bien.' Jérôme but encore un peu de Carthagène. Il sentit que son ami l'observait.

'Tu travailles sur quoi ?’

'Ah !' Jérôme posa son verre. 'J'enquête sur les meurtres du Plateau de Sault. Je suppose que tu en as entendu parler ?’

'Difficile de ne pas être au courant. On ne parle que de ça dans les médias. Alors ?’

Alors Jérôme raconta tout : les trois meurtres et surtout le point mort dans l'enquête.

'Et c'est là que tu manques, Hervé. D'autres idées, ton expérience, une autre opinion.'

Hervé rit de bon cœur : 'Allez Jérôme, j'ai confiance en toi. Tu trouveras. Moi aussi, j'ai connu des enquêtes difficiles. On patine et on doute de soi même. Mais ce qui est très important : c'est de rester vigilant et attentif et tôt ou tard, un indice fait surface. Tu verras bien.'

'Je l'espère bien.'

'Et encore, ça arrive de ne pas trouver. Moi aussi j'ai dans ma carrière deux cas classés sans avoir trouvé. Ca arrive à chaque enquêteur et c'est très dur à encaisser. Je sais de quoi je parle. J'avoue : un tueur en série, très prudent, aucune trace... c'est très difficile. Surtout, ce n'est pas un psychopathe qui torture ou découpe ses victimes.'

'Là tu m'aides bien...'

'Arrête Jérôme, tu es capable, tu le sais, moi je le sais. Même si je reviendrai demain, rien me dit que nous trouverons quoi que ce soit. C'est à toi maintenant.'

Hervé vida son verre. Il prit la bouteille. 'Une autre ?' Jérôme hésita...

'Une demie encore, je dois conduire. Ce serait trop con si les collègues m'arrêtaient avec un taux d'alcool élevé.'

'Ils ne vont pas arrêter un officier en uniforme, quand-même !' Hervé pouffa. 'Buvons à la tienne, alors !' Et ils triquèrent.

Ils parlaient encore un petit moment et quand Jérôme prit congé, il fut presque sûr que son ami ne reviendrait plus.

 

CHAP. XIII.

Jeudi, 18 juin.

Le lieutenant Jérôme Dubois venait de lire l'article de Marigot sur les meurtres du Plateau de Sault dans l'Indépendant. Elle jouait bien le jeu. Elle donnait les faits, sans falbalas, sans sensation et demandait aux témoins de se manifester.

Par contre, d'autres journaux cherchaient la sensation. Ils allaient même à douter de l'efficacité des gendarmes. Trois meurtres en à peine un mois. Tant de questions étaient posées et restaient sans réponses. Selon ces journaux les gendarmes jouaient au cache-cache et donnaient aucune information. Jérôme soupira : 'N'importe quoi ! Je fais quoi, moi ? Je tricote évidemment !' Il jura. 'Putain de gratte-papiers !'

Il avait longtemps parlé avec le procureur, hier soir encore, justement sur les journalistes. Le procureur avait décidé d'organiser une conférence de presse pour couper court aux spéculations et accusations non-fondées. Jérôme était d'accord. De toute façon, il fallait faire quelque chose, parce que les journalistes commençaient à harceler la brigade de Belcaire.

Il avait donc, tôt ce matin, briefé le capitaine Orvin, chargé des relations avec les médias. C'était à ce dernier d'affronter les hordes de journalistes. Mais bon, Jérôme trouvait qu'il avait la carrure et l'expérience pour ce genre de tâche. Les données sur l'enquête étaient bien maigres, ça ils étaient d'accord.

Dubois était en route pour Belcaire quand son téléphone, fixé dans son étui sur le tableau de bord, sonna. Il décrocha et appuya sur 'haut-parleur' : 'Lieutenant Dubois, bonjour !'

'Bonjour lieutenant, ici Rosenblum.'

'Ah Rosenblum, quel plaisir de vous entendre...'

'Merci lieutenant. J'ai eu un appel d'un monsieur qui souhaite nous parler des meurtres du Plateau de Sault, il les appelle comme ça. Il disait avoir information, mais refusait d'en dire plus au téléphone. Il est en route. Je suis sûre que cela vous intéresse...'

'Bien sûr que oui ! Vous pensez qu'il est sérieux ?'

'Il me donnait cette impression, en tout cas.'

'Je suis en route pour Belcaire. Je serai chez vous dans quinze minutes. Merci pour l'appel.'

'A toute de suite, alors.' Elle raccrocha.

Jérôme sourit. Ca pourrait être l'appel qu'il avait tant besoin pour avancer dans cette enquête. 'Il faut rester optimiste', il se dit, 'j'y crois !'

Il traversa le hameau de Lapeyre. Après le virage à droite, le Plateau de Sault s'ouvrait dans toute sa beauté. Les montagnes se dressaient devant lui dans un ciel bleu sans nuage, le tout brillait dans ce splendide soleil. Les couleurs étaient époustouflantes.

Il alluma sa poste et tombait sur une radio local des Pyrénées. Patrick Coutin chantait qu'il aimait regarder les filles qui marchent sur la plage. Jérôme était fan, il aimait bien cette chanson. Tout d'un coup il se sentit bien et détendu. Il commença à siffler et tapa le rythme sur le volant.

'Les hanches qui balancent...'

'Et les sourires fugaces...'

'Leurs poitrines gonflées...'

'Par le désir de vivre...'

'J'aime regarder les filles...'

Jérôme sourit sur ses paroles : 'Oh la mer, la plage... On pourrait y aller un dimanche ensemble : Céline, les enfants et moi. Ca fait un bail.' Ils y passaient chaque année une journée fin mai et une fin septembre pour le bonheur des enfants et pour se faire plaisir. Hors saison touristique, ils avaient la plage pour ainsi dire pour eux tout seul. Difficile d'imaginer des millions de touristes entassés sur la même plage en juillet et août. Quel horreur !...

Midi pique-niquer sur la plage avec une bouteille de bon vin, surtout ne rien faire et ne pas penser, se vider la tête. Et la journée se terminait sur une terrasse avec une bonne glace ! Que du bonheur !

Quand le lieutenant entra Belcaire, Patrick Coutin avait fini d'observer les filles. Alain Bashung prit le relais avec 'Osez, Joséphine'. Jérôme fut étonné : deux superbes chansons d'affilées, bravo pour l'émission. 'Bashung, quel artiste', pensa Jérôme, 'il nous a quitté trop tôt.'

Jérôme se gara devant la gendarmerie. Il resta assis jusqu'à la fin de la chanson.

Quand il entra, il vit Rosenblum et Lebrun en train de parler avec un homme. Le stagiaire était assis derrière le bureau. Ils se saluèrent et Rosenblum présenta tout le monde :

'Voilà le lieutenant Dubois, en charge de l'enquête. Lieutenant, voici monsieur François Siffre. Il souhaite nous parler.

Jérôme lui serra la main : 'Nous pouvons nous asseoir dans le bureau. Si vous voulez bien nous suivre !'

'Quelqu'un veut du café ?' Lebrun sourit.

Cinq minutes après, quatre personnes étaient assises dans le bureau, une bonne tasse de café devant eux.

'Bon, monsieur Siffre, on vous écoute !'

C'était un homme grand, mince, la soixantaine. Jérôme remarqua surtout ses yeux tristes. Siffre gouta le café, approuva d'un signe de tête, reposa sa tasse et commença à raconter :

'Mademoiselle, messieurs, c'est une triste histoire. Je connais... euh, connaissais, les trois hommes... euh assassinés, Calvel, Guyot et Toustou, enfin euh... Henri, Jacques et Joseph.' Ses yeux se remplirent de larmes. Il avait du mal à continuer.

'Nous étions de bons amis, enfin je veux dire il y a plus de vingt ans. Nous nous voyions tous les week-ends pendant la période de chasse. Oui, nous étions des chasseurs à Galinagues. Je tiens à vous dire que la chasse était plutôt un prétexte pour se voir, rigoler et manger ensemble. On faisait des sorties, mais souvent on rentrait sans avoir vu le gibier. Il faut dire aussi qu'on était que huit. Donc c'était difficile de fermer une grande espace.'

Il fut une pause pour boire un peu de café. Les trois gendarmes l'observèrent intensivement, sans oser poser une question.

'Et puis vient cette triste journée, un samedi fin septembre, mille neuf cent quatre-vingt quinze. Nous étions dans les prairies à proximité du village, quand un sanglier est sorti d'un talus. Je pense toujours que nous avons tous tiré dessus. Une balle a dû ricocher et a touché un habitant de Galinagues. Il était mort sur le coup. Nous n'avons rien remarqué, ce n'était qu'en début de l'après-midi que les gendarmes sont venus nous interpeller. L'homme tué était maraîcher. Il travaillait dans ses serres au moment que...' Siffre baissa ses yeux et fixa sa tasse. C'était clair qu'il devait faire un immense effort pour continuer.

'C'était un terrible accident. On avait tué quelqu'un et peut-être le pire c'était qu'on n’a jamais su qui de nous l'avait vraiment fait. On était plusieurs à avoir le même fusil. C'était classé après une longue enquête comme accident de chasse. Voilà, l'affaire était close. Mais pour nous c'était loin d'être bouclé. Enfin, je parle pour moi. J'étais malade, j'ai fait une dépression, arrêt de travail, la totale. J'ai plus jamais touché un fusil. On a arrêté la chasse et finalement, on ne se voyait plus... Trop de douleur et d'incapacité de s'exprimer.'

Un silence s'installa. On digéra l'information. Jérôme interrompit ce moment de réflexion : 'Monsieur Siffre, pensez-vous qu'il y a un lien entre cet accident et les trois meurtres ?’

François Siffre réfléchit à la question... 'Lieutenant, je suis le dernier à être encore en vie de ces huit personnes. Quatre sont décédés à grand âge, trois sont tués. Je me sens menacé maintenant, en danger. Et pour répondre à votre question : oui, je pense que quelqu'un est en train de venger la mort du maraîcher. Et j'avoue que j'ai peur maintenant.'

'Mais pourquoi que maintenant  ? Après plus de vingt ans, je veux dire...'

'Je me suis posé cette question aussi. Mais je ne trouve pas d'explication non plus.'

'Pourquoi vous avez attendu trois meurtres avant de vous manifester ?’

'Parce que je n'étais pas en France. Ma fille habite Martinique. Mon épouse et moi ont passé un mois chez elle. Nous sommes revenus avant-hier. Ce n'est que hier après-midi que j'ai découvert les meurtres. Tous les médias en parlent. C'était un choc pour moi. J'ai mis du temps à réfléchir, à remuer, à comprendre. Je n'ai pas dormi de la nuit tellement que ça me tracassait et j'ai pris la décision de vous contacter.'

'Vous vous souvenez du nom du maraîcher ?’

'Que son prénom : Eddy. C'était quelqu'un de très sympa, souriant, un bosseur. On le respectait. Il était belge, flamand et il avait un de ses nom imprononçable pour nous, les français... On l'appelait d'ailleurs : le belge. Il avait une épouse et deux enfants. C'est tout ce que je me souviens. Je n'habitais pas à Galinagues.' Il se tut.

On réfléchit et mâcha ces informations. Finalement Siffre demanda : 'Qu'est-ce que je fais maintenant  ? Je veux dire des soucis que je me fais, de ce sentiment de peur ?’

Jérôme répondit : 'Je vais faire une demande de protection pour vous monsieur Siffre. La décision ne dépend pas de nous, hélas. Entre-temps, je vous conseille de rester au maximum chez vous et surtout ne pas faire des promenades tout seul. Je tiens à vous remercier pour votre témoignage. Nous avons vos coordonnées et si besoin nous vous contacterions.'

Ils se levèrent tous, sortirent du bureau et prirent congé de monsieur Siffre. Ce dernier parti, les trois gendarmes se regardèrent.

'Ca alors, vous y croyez ?' Rosenblum questionna ses collègues :'Un accident de chasse déclenche vingt ans après une terrible vengeance. Moi j'ai du mal à avaler ça... En plus, si ses messieurs se connaissaient, comment expliquer que Toustou, le troisième, allait encore faire tout seul le Tour du Picou  ?! Il devait être au courant des meurtres, non ?’

Jérôme la regarda : 'C'est une très bonne question, Rosenblum.'

Lebrun intervint :'Oui, plein de questions et c'est difficile d'y croire... et pourtant, qu'est-ce qu'on sait, nous, de ce qui motive et fait agir les gens  ? En tout cas, ce que je sais, c'est que je vais chercher le nom de ce maraîcher.' Il s'installa devant l'ordinateur et commença à taper sur le clavier.

Jérôme regarda l'adjudant-chef : 'Oui Rosenblum, Lebrun a raison. De toute façon c'est la seule piste que nous avons et si invraisemblable que ça sonne, nous devons la suivre.'

'Oui bien sûr lieutenant, je comprends.'

Il était déjà midi largement passé. Ils décidèrent donc d'aller manger.

 

CHAP. XIV

Jeudi, 18 juin, après midi.

Le lieutenant Dubois roula tranquillement en voiture, la fenêtre ouverte. Il approcha le village de Villelongue d 'Aude. Lebrun avait vite trouvé le nom du maraîcher et l'avait écrit sur un papier parce qu'il n'arrivait pas à le prononcer : Veestraeten Eddy.

Ce dernier s'était installé à Galinagues en mille neuf cent quatre-vingt dix avec son épouse et sa fille, alors âgée de deux ans. Après l'accident l'épouse avait vendu la maison avec tous les terrains et avait déménagé à Villelongue d'Aude, avec sa fille et leur nouveau-né, un garçon. Là, elle avait repris son nom de jeune fille : Nicole Debrabander.

Dubois voulait absolument la rencontrer. Il comptait sur la chance de la trouver à domicile, parce que Lebrun n'avait pas trouvé de numéro de téléphone.

Il entra le village et se laissa guider par le GPS. Il passa devant la mairie et dû tourner à droite. Après un moment il arriva à un croisement où il tourna à gauche. La route commençait à monter et après quelques virages il s'arrêta devant le numéro douze. La voix mélodieuse du GPS lui annonça : 'Vous êtes arrivé.'

Une voiture était stationnée devant la maison. Jérôme se gara derrière et coupa le moteur. Il écouta le silence : pas un brin de vent, rien ne bougea. Il sentit la chaleur du soleil sur son visage et ferma pendant un moment ses yeux : 'Ca, c'est le bonheur !', se dit-il.

Un petit moment de méditation et il ouvrit la portière. Jérôme observa la maison. Construite contre la colline, elle était modeste de taille, mais très bien entretenue. Du parking, si on pouvait l'appeler ainsi, jusqu'à la maison se trouvait un jardin d'ornement d'environ quatre mètres de profondeur. Les arbustes et les rochers formaient un ensemble très agréable à voir.

Jérôme prit la petite allée à droite du jardin, monta l'escalier en bois et arriva au premier étage sur un palier devant la porte d'entrée. Il sonna et attendit.

Une femme ouvrit la porte. Jérôme vit un visage sympa, souriant, des cheveux gris-blanc tenus en queue de cheval et surtout des grands yeux d'un vert lumineux. Il l'estima autour de cinquante-cinq ans.

'Bonjour, madame Debrabander ?'

'Plus ou moins, oui...', elle sourit.

'Plus ou... ? Ah oui, la prononciation. Veuillez m'en excuser.', Jérôme aussi sourit.

'Ce n'est pas grave. Si vous aviez demandé Debrabander,' elle le prononça en flamand, et ça sonna complètement différent, 'je serais très surprise !', elle pouffa.

Jérôme la trouva tout de suite très sympa.

Elle redevint sérieuse : 'Pardonnez-moi monsieur, vous êtes ?'

'Je suis lieutenant Jérôme Dubois. J'enquête sur les meurtres du Pays de Sault, vous en avez sûrement entendu parler. Votre nom a fait surface dans cette enquête et c'est pour ça que je voudrais vous parler.'

Elle le regarda incrédule... : 'Mon nom a fait surface ?? Ca alors, ça me donne la chair de poule ! Mais entrez lieutenant, je vous en prie. J'étais juste en train de faire du café... vous en voulez ?'

'Ah merci, volontiers.'

Elle ouvrit grand la porte, Jérôme entra dans un petit couloir ou vestibule et de là, elle le précéda dans la salle de séjour. Le soleil entrait par une grande fenêtre à sa droite, à travers laquelle on avait une vue magnifique sur le village et les collines. A gauche se trouvait une porte-fenêtre ouverte sur une terrasse et un grand jardin. Au fond se trouvait la cuisine, séparée du salon par un plan de travail. La couleur jaune des murs, un badigeon à la chaux, mélangée à la lumière du soleil rendait la pièce chaleureuse et accueillante.

Madame Debranbander entra dans sa cuisine : 'Ah, l'eau bout... Vous pouvez vous installer sur la terrasse, j'arrive avec le café.'

Jérôme passa devant une bibliothèque et lut quelques titres. Il alla s'asseoir dans un des fauteuils autour d'une table en bois.

Elle versa le café et présenta des gâteaux. Jérôme goûta : c'était délicieux !

'J'ai fait ces gâteaux hier avec fruits rouges, fraises et framboises du jardin.'

'Très très bon, merci !' Il prit une gorgée de café, corsé, comme il l'aimait.

'Alors lieutenant, ces meurtres ?'

'Oui, c'est délicat je crois. Je crains ouvrir des anciennes blessures. Ca a un rapport avec l'accident de chasse il y a vingt ans.'

Deux grands yeux verts le fixaient, elle secoua lentement la tête.

'La blessure c'est très bien cicatrisée dans le temps. J'ai retrouvé la paix, donc racontez-moi.'

'D'accord. Un monsieur est venu nous parler. Il connaît les victimes. Ils faisaient tous partie du groupe de chasse de l'époque. Il dit être le dernier en vie et il prétend que quelqu'un est en train de les tuer tous.'

'Ca alors ! Quelqu'un serait en train de venger l'accident ? Mais pourquoi que maintenant, après plus de vingt ans ?’

'Voilà la question. Est-ce que à l'époque votre mari et vous avaient des contacts avec les chasseurs ?’

'Pas vraiment, non. On les connaissait de vue et on se disait bonjour, sans plus. Nous étions végétariens, je le suis toujours d'ailleurs, donc forcement ce n'était pas le genre d'humains qu'on fréquentait...', elle pouffa. Jérôme aussi rigola. Ca, il pouvait très bien comprendre.

'Vous avez deux enfants, non ?’

'Oui, une fille et un garçon.'

'Qu'est-ce qu'ils font  ? Ils vivent ici ?’

'Mon fils, Marcel, a vingt-et-un ans. Il est avec Les Compagnons du Devoir. Il a fait un BAC Pro Chaudronnerie et maintenant il est sur son 'Tour de France'. Il est cette année à Auxerre et, fin du moi, il change pour St. Étienne. Je ne le vois pas souvent, il était ici à Pâques. Mais bon, avec internet et téléphone c'est facile de rester en contact. Pour moi, le plus important c'est de le voir s'épanouir et être content. Et il me donne cette impression. Ma fille, Marie, habite à Carcassonne, elle a vingt-sept ans. Elle est artisan, elle crée des bijoux avec des pierres précieuses. Elle est toujours célibataire. C'est une jeune femme bien autonome, elle se débrouille bien avec ses créations. On se voit régulièrement.'

'Je suppose que la période après l'accident a été très difficile pour vous...'

'Evidemment, c'était un sacré choc, comme si la vie s'arrêtait... Eddy, mon mari, était quelqu'un de bien, attentionné, paisible, passionné par son travail et toujours optimiste. A sa mort je suis tombée dans un vide, chagrin et désespoir. Beaucoup de colère aussi, on tue quelqu'un et c'est classé 'accident'. Il fallait tenir bon parce que j'avais deux enfants en bas âge. Heureusement il y avait parmi nos clients des bouddhistes et leur cours de zen-bouddhisme m'ont aidé à traverser cette période dure. J'ai eu besoin de deux ans pour me reprendre en main. J'ai réussi à tout vendre à Galinagues, après avoir trouvé cette maison. J'ai une autre relation maintenant et je suis heureuse.'

'Et votre fille, comment elle a réagi ?’

'C'était très difficile pour nous. Elle adorait son père, comme chaque fille de sept ans, je suppose. Elle était proche et très attachée à lui. Comment expliquer à une petite fille que son père n'y est plus. Dur, très dur. Adolescente elle est devenue introvertie et silencieuse.'

'Et maintenant ?’

'Ca va pour elle, je pense. Nous ne parlons plus de cette période.'

'J'aimerai lui parler. Vous avez ces coordonnées ?’

'Oui, bien sûr. Je vais vous donner sa carte.'

Elle se leva et alla vers l'armoire dans le séjour. Elle prit une carte de visite dans un tiroir et la donna au lieutenant.

'Vous voulez encore du café ?’

'Volontiers, il est très bon !’

Elle vint s'asseoir de nouveau et Jérôme but son café.

'Autre chose, en passant devant votre bibliothèque j'ai lu quelques noms intéressants  : Matthieu Ricard, Fréderic Lenoir, le Dalaï Lama, Thich Nhat Hanh, même Pierre Rabhi et Omraan Michaël Ivanhov. Un choix particulier, je dirai.'

Elle le regarda perplexe : ' Vous reconnaissez ces noms, lieutenant  ? Ca n'arrive pas souvent que quelqu'un me fasse cette remarque...'

'C'est surtout mon épouse qui adore ces livres. Elle m'en parle et me fait lire des passages. Nous en parlons souvent. J'aimerai donc vous demander pourquoi vous les lisez  ?...'

Elle sourit : 'Ce sont avant tout des philosophes. Quand je les lis, je me sens bien. Prenons le bouddhisme : j'essaie de rester zen, relax et ne pas me fâcher, mais que c'est difficile ! Je veux dire qu'on est constamment confronté à d'autres humains... Je ne veux pas m'énerver, je veux rester calme, je me trouve bloqué dans le trafic... et hop, c'est parti les jurons !' Elle rigola. 'Après je me sens coupable, ce qui est stupide, puisque après tout c'est une réaction humaine. Lire ces livres me redonne force, confiance en moi et me montre que nous sommes nombreux à vouloir prendre un autre chemin, à se détourner d'une société de surconsommation, de toujours plus, du non-respect et du 'je m'en foutisme'.

'Vous savez lieutenant, parfois j'ai honte de faire partie des humains. Nous sommes tellement prétentieux, nous nous croyons intelligents, le summum du développement. Et qu'est-ce qu'on fait ? On s'entre-tue, on détruit notre environnement, on pollue, on surconsomme, on jette... Nous sommes complètement coupés de la nature. Nous sommes surtout stupides et égoïstes. Je pense qu'un amoebe a plus d'intelligence que nous. Notre belle terre n'a qu'un problème : c'est nous, les humains !’

'C'est vrai, tout ce matérialisme et toujours plus ne nous rendent pas plus heureux, ça je le vois presque tous les jours par mon métier. On n'a jamais eu tant de violence et de délinquance.'

'Bien sûr que non. Notre vie est envahie par la publicité, elle est partout : les médias, les magazines et c'est tellement artificiel, des belles couleurs, la nature, le soleil, une belle maison avec des gens souriants et heureux, parce qu'ils ont un tel produit. Donc pour être heureux il fait l'acheter et quand c'est fait, on se rend compte que cela ne change rien à notre vie de merde qu'on mène.', elle éclata de rire... 'Et après on est frustré, encore plus malheureux et on veut autre chose.'

'Nous voyons le bonheur comme le but du voyage. Si nous pourrions le voir comme une façon de voyager, tout irait mieux !’

'Ben oui, c'est exactement ça ! C'est con le bonheur, il ne se présente pas et nous ne le voyons pas. Des petites choses comme un sourire, un compliment, savourer un bon vin, un repas entre amis, aimer ce qu'on fait, et cetera, la 'sobriété heureuse' comme dit Pierre Rabhi, ça rend heureux...'

Ils bavardèrent tranquillement. C'était paisible et agréable. Jérôme regarda se montre et sursauta : déjà dix-sept heures passés  : 'J'ai trop abusé de votre temps. Quel plaisir de parler avec vous, madame, mais hélas, je dois partir.'

'Autant pour moi, lieutenant. C'était très agréable et rencontrer des gens qui sont sur la même 'longueur d'onde', comme on dit, fait toujours plaisir. Ca donne force et confiance.'

'Oui c'est vrai. Merci pour le café et les biscuits.'

Jérôme se leva, elle l'accompagna jusqu'à la porte, ils se donnèrent la main et se dirent au revoir.

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