ROMANS ET ESSAIS
Isabel ALLENDE Eva Luna (1987)
Un roman agréable et
plein de fantaisie. Beau et rocambolesque. (Anne)
ANOUR AVA OLAFSDOTTIR L’embellie (2012)
Une femme jeune qui
mène une vie en surface en toute quiétude.
Un divorce et un enfant un peu retardé confié par une amie. S’en suit un cheminement en voiture à travers
l’hiver islandais, un bonheur loin de la quiétude. (Marie-Noëlle)
Frederik BACKMAN Vieux, râleur et
suicidaire : La vie selon Ove (2015)
Veuf, vieux, râleur et
en bisbrouille avec tous ses voisins, sauf une.
Ses tentatives de suicide sont sans cesse remises à plus tard à cause de
la sonnette. Une drôle d’histoire pleine
d’humour. (Paul)
Christophe BOLTANSKI La cache (2015)
L’histoire d’une
famille qui traverse le 20em siècle, fuyant les pogroms à Odessa pour aboutir à
Paris. Une famille très originale et
fusionnelle dans sa maison de la rue de Grenelle. Une famille pleine d’humour et
d’intelligence. Une très belle écriture pour un roman touchant. (Françoise M.)
Paulo COELHO Veronika décide de mourir (1998)
A 24 ans, un suicide
raté qui mène au centre psychiatrique.
Un examen du cœur qui ne laisse plus que huit jours à vivre. Huit jours
rempli d’énergie et de rencontres. Une
belle description de la vie dans le monde de la psychiatrie ; finalement,
où sont les fous ? (Paul)
Erri DE LUCA La parole contraire (2015)
Accusé d’incitation au
sabotage de la future ( ?) ligne Lyon-Turin. De Luca défend le droit à une parole
contraire. Un bel essai sur la
résistance de la parole. (Odile)
Mathias ENARD Parle-leur de batailles, de rois et
d’éléphants. (2010)
1506, Michel Ange est
appelé à Constantinople par le Sultan pour construire un pont traversant le
Bosphore. Grosse colère du pape Jules
2. Une image des rapports entre l’Italie
renaissante et le monde ottoman. Roman
très agréable. (Odile)
Saskia GOLDSCHMIDT La fabrique d’hormones (2015)
Dans les années 1920,
un patron d’abattoir se lance dans la création d’un laboratoire médical. Il va mettre sur le marché des traitements
hormonaux. Une traversée du siècle au
travers des yeux d’un homme abject et efficace.
Un roman glaçant et passionnant car écrit à la façon d’un polar. (Françoise M.)
Douglas KENNEDY La femme du Vème (2007)
Une écriture très
limpide pour une histoire surréaliste.
Une intrigue qui tient en haleine à la façon d’un polar. Un très bon moment de lecture. (Anne)
Alain MABANCKOU Petit piment (2015)
Le Congo
Brazzaville. L’orphelinat où la vie est
une lutte, que le régime soit ou pas communiste. La fuite et la rencontre avec Maman Fiat 500, la mère maquerelle. Un apprentissage de la vie. Un roman drôle et sérieux à la fois. (Paul)
Ian MC EWAN L’intérêt de l’enfant (2015)
Une juge dans la
soixantaine et son beau mari, engagée dans une vie professionnelle
intense. Elle mène cette vie
professionnelle (dont l’histoire du jeune leucémique qui refuse une transfusion
car témoin de Jéhovah) avec des difficultés dans sa vie personnelle en écho.
Elle élabore ses jugements dans le respect des parties. Un très bon roman. (Marie-Noëlle)
Eduardo MENDOZA L’année du déluge (1993)
Espagne, en pleine
campagne. L’histoire de la rencontre
entre la mère supérieure d’une congrégation religieuse et un grand propriétaire
terrien. Ils font la chose…
Un roman drôle et
sympa ! (Marie-Noëlle)
Delphine MINOUI Je vous écris de Téhéran (2015)
Une double culture
franco-iranienne. La décision de
découvrir sa part persane à la mort du grand-père. La chronique d’une vie en Iran au jour le
jour. Une immersion dans un monde qu’on
ne connait pas. Bouleversant ! (Annie)
Anne RAGDE La terre des mensonges (2009)
La
ferme des Neshov (2009)
L’héritage
impossible (2010)
Une saga familiale dans
une ferme norvégienne. Trois frères bien
tapés ! Frivolité et démesure. Un roman estomaquant et fabuleux, à lire en
hivers au coin du feu (Odile et Marie-Noëlle)
On devine, on découvre,
on entre dans l’intimité des personnages sans besoin de description
physique. Une écriture passionnante (Françoise F.)
Jean-Luc SEIGLE Je vous écris dans le noir (2015)
Dunkerque, 1942. Une jeune-fille de 16 ans un peu fofolle
s’engage comme volontaire à l’hôpital car elle à la vocation d’être médecin. Un
beau médecin chef allemand, une histoire d’amour. La tonte et l’humiliation à la libération.
Une vie marquée par cette horreur. Un
roman glauque mais très fort qui fait penser au film La Vérité de Clouzot. (Marie-Noëlle)
Philippe TORRETON Mémé (2013)
L’auteur raconte sa
mémé avec un grand M. Un moment de pure
poésie qui prend aux tripes. Une poésie
sans rime. Un moment de tendre rudesse
dans ce monde de brute ! (Marie-Jo)
DES
ROMANS « SAGAS » AVEC DES RECITS QUI TRAVERSENT LA GRANDE HISTOIRE
Jean M. AUEL Les enfants de la Terre (6vol. entre 1980 et 2011)
Saga préhistorique
Jean-Michel GUENASSIA Le club des incorrigibles optimistes (2009)
Paris durant la guerre
d’Algérie croisé avec les récits de réfugiés russes
Jean DIWO Les Dames du Faubourg (3vol. de 1987 à 1991)
Plusieurs siècles dans
le Faubourg Saint Antoine à Paris, le quartier des artisans du bois
Yannick GRANNEC La déesse des petites victoires (2012)
Une rencontre entre un
génie des mathématiques et une danseuse de cabaret, la traversée de l’Europe et
du XXème siècle
Gary JENNINGS Azteca (1991)
L’empire Aztèque avant
et pendant sa chute.
Et beaucoup d’autres, faites part de
vos propositions…
DROIT DE
SUITE…
Chimamanda ADICHIE Americanah
(2014)
Une réflexion sur
l’africanité toute en finesse.
Magnifique ! (Annie)
Jeanne BENAMEUR Otages intimes (2015)
L’essentiel a été dit,
roman magnifique. (Odile)
Jacques HIGELIN Lettres d’amour d’un soldat de vingt ans (1987)
Higelin, passionné en
amour comme en musique. Une énergie
magnifique (Françoise F.)
UN
CONSEIL DE DERNIERE MINUTE
Franck PAVLOFF Matin brun (2003)
Lu en dix minutes, à
mettre entre les mains de tous les ados et adultes.
« Sait-on assez où
risquent de nous mener collectivement les petites lâchetés de chacun d’entre
nous ? »
LE BILLET
D’UN LECTEUR
La nuit de Walenhammes . Un travail
d’artiste. Ignoré ! Même sur Médiapart ?
Un roman aux risques et périls de révéler la
monstruosité du libéralisme. Un travail qui utilise avec bonheur toute la
palette des outils d’écriture issus non seulement des écritures romanesques,
journalistiques ou documentaires, mais de tous les arts contemporains. Sur fond d’humour de bonne santé.
Ce n’est pas de l’actualité, mais ça y
ressemble souvent. (Un extrait en fin de billet)
On y sent l’influence du cinéma muet, du
burlesque, de la BD, de l’image qui bouge, qui montre, qui révèle, l’influence
du conte qui raconte le plaisir de conter, du roman épique qui construit des
légendes en magnifiant un instantané du réel, l’influence des langues
paraboliques, l’influence du reportage sur le vif et du chercheur d’or qui
s’aventure solitaire dans des contrées inhospitalières, l’influence du
grand-guignol et celle de l’art naïf pour décrire une belle rencontre.
Voilà donc une écriture qui s’adresse à tous
les publics sans se réfugier dans une tour de Babel avec pignon sur rue. Voilà
un auteur qui poursuit son chemin de création au milieu des avalanches de
produits littéraires vendables (à des Millions de lecteurs avec un M trois fois
majuscule.)
Voilà un homme qui prend des risques à l’ère du
libéralisme où l’air du temps est à prendre des assurances. Le libéralisme,
jamais nommé, toujours présent entre les lignes avec son archipel de désastres
et de menaces.
Le libéralisme, c’est le nom que se donne le
système politique sous lequel nous vivons ici et maintenant. D’entre les
lignes, ce libéralisme nous grimace dans ce style très personnel d’Alexis Jenni qui invente tout
et ne s’interdit rien, que nous avons déjà remarqué dans L’art français de la guerre.
Ce roman tente un itinéraire, littérairement
acrobatique, d’accès au partage de notre réalité.
La nôtre, pas celle des voisins proches ou
lointains dont la dénonciation est toujours reçue les bras et les colonnes ouverts. Avec l’extrême difficulté de mettre
en livre, publié dans son propre pays, ce qui nous touche d’évidence, mais que
la courtoisie oligarchique ordonne de ne pas toucher. Une proximité à ignorer sous peine de
déchéance assurée sur l’échelle de la notoriété.
N’y cherchons pas une photographie et moins
encore une propagande. Tout est construit, tout est créé comme les dessins
lavés de Victorien Salagnon dans l’art
français de la guerre.
Que construit donc la description de notre
réalité mise en texte ? Elle construit un livre où « tout est noir
hormis le plaisir du conteur » écrit
Bernard Pivot, un des seuls critiques à reconnaître quelques qualités à ce
livre. Le plaisir du conteur et un bel amour tout à corps.
Noir ! “ désespérant d’humour
noir ” Reproche-t-on à Kafka, à Soljenitsyne, à Gao Xingiiang, à Salman Rushdie ou à Boalem Sansal de
noircir le tableau? N’est-ce pas la
réalité qui nous entoure qui vire au noir dès qu’on la regarde avec le souvenir
d’un droit de vivre égal pour chacun ?
J’ai cherché sur Médiapart et je suis surpris
de ne rien trouver sur La nuit de
Walenhammes d’Alexis Jenni. J’ai cherché sur Internet et j’ai trouvé de
nombreuses réactions négatives. Seul Bernard Pivot ose une critique intéressée.
Reprocherait-on à Alexis Jenni de trahir son
camp ? Le camp de ceux à qui on a attribué le prix Goncourt. Le camp de
ceux qui écrivent des livres que l’on peut avoir la chance de trouver chez son
libraire, des livres que l’on peut classer, inscrire sous une étiquette, des
livres qui visent un public certain et qui le trouvent.
Or, avec Alexis Jenni, nous nous retrouvons
plutôt dans les galeries d’un musée d’art moderne (imaginaire). Tout est
surprenant. Et “ le bon goût” n’est pas de mise. Dans les années 50 du
siècle passé on aurait dit que c’est du Picasso en écriture, ce qui voulait
dire : “Ça ne ressemble à rien”.
Ça se voit mais ça dérange, ce n’est pas la
réalité que les médias produisent au kilomètre mais la réalité qu’un auteur
tente de révéler avec ses propres images, avec ses propres sons, avec ses
propres mots.
“Le réel est profus, et à le décrire en
entier on n’y comprendrait rien.”
Décrire dans les plus fins détails de gestes,
de paroles ou d’atmosphères, c’est toujours cela le travail de l’écrivain,
Tolstoï le répétait sans cesse et cela n’est pas différent de nos jours. Mais
le regard ne se fixe plus sur les mêmes détails et le lecteur ne se contente
plus des enchaînements sans surprises qui
grattent sans faim les cordes repérées de son attente. Le monde brouille
ses pistes, l’écrivain tire des fils dont ses compréhensions pressenties sont
la seule boussole, les mots découvrent parfois un regard amusé, parfois un
début de sens qui s’éclaire et parfois d’autres mots sous la coulée de
souvenirs diffus. Le réel ne se laisse pas faire. Mais comme le dit Patrick
Boucheron (Prendre date chez Verdier)
« dés que ce n’est plus notre affaire les affaires reprennent leur
cours ».
Le roman commence dans le burlesque d’un bordel
où le tenancier tente d’apprendre aux demoiselles le Ba ba des règles du marché, ça se poursuit par un
reporter qui révèle que le journaliste n’est rien et que le marchand
d’informations est tout qui peut, à tout moment, remplacer le journaliste par un
autre journaliste et même le remplacer par une machine à écrire « les
articles que les lecteurs attendent », un reporter donc qui part sans
savoir où il va, sans savoir qui l’appelle, qui sait seulement qu’il a des fins
de mois à boucler.
Un reporter qui utilise des services de
réservation improbables pleins de formules bien huilées derrière lesquelles on
ne rencontre jamais la moindre personne responsable, un reporter qui rencontre
dans son train de purs produits de la réussite en société libérale “ Les riches sont ceux qui savent se placer
là où l’argent coule” et qui finit par aboutir dans la nuit noire d’une
ville en pleine désindustrialisation .
Ça, nous connaissons.
Nous sommes enfin à Walenhammes, grande ville
au passé minier et sidérurgique mythique, sur la frontière entre la Belgique et
la France, grande ville où gronde une menace flamboyante aussi insaisissable
que le dragon dont les multiples têtes crachent des flammes et repoussent au fur et à mesure qu’elles
sont coupées.
Le feu de la menace qui remplace celui des
hauts fourneaux, nous tenons peut-être là le sujet de ce livre.
Une menace sans commanditaire, sans visage
comme notre société libérale sait si bien en produire ? Alexis Jenni leur
donne un nom : les brabançons ! Ils circulent par deux, parfois dans
une vieille 205, parfois à pied, armés d’huile, de jet de peinture, de jet de
feu, ne laissant derrière eux qu’une balafre de rire définitif sur des visages
figés.
Il faut avoir lu un bon tiers du livre pour
commencer à percevoir des liens entre les différents chapitres. Parfois on a
l’impression d’une parodie de description ou de réflexion, parfois l’écriture
semble imprégnée d’images de BD ou de films de Charlot de Buster Keaton ou des
Max Brothers,(la scène de l’hôpital où le désordre s’installe sous forme de
glissades grand-guignolesques) parfois on attend du sentiment et seule continue
la description de gestes et de paroles, (vivons-nous dans un monde post
sentiments ? ) parfois on est dans une épopée ouvrière à la Zola mais c’est
dans le souvenir, parfois dans des paraboles.
Alexis Jenni ne s’interdit rien mais chaque
description est poussée dans le détail le plus inattendu. Parfois, il considère
que le lecteur est assez intelligent pour faire les liens lui-même
Dire que le roman d’Alexis Jenni est noir c’est
comme si l’on accusait les livres de Soljenitsyne, de Kafka ou de Yaroslav
Hasek d’être noirs. Pour ma part, je considère plutôt comme pessimiste la
renonciation à décrire la réalité telle qu’on la voit, à pratiquer plus ou
moins consciemment une autocensure du regard et de la pensée qui conduit à
un constat d’impuissance à changer l’inacceptable du monde. Or c’est une des caractéristiques du
discours dominant que d’enfermer tout commencement de contestation dans des
impasses et des résignations. En sortir n’est pas simple. La phrase explicative
ne consolide que la certitude des déjà convaincus. Le roman cherche. Et parfois c’est une
réussite.
Il y a dans le roman d’Alexis Jenni quelque
chose de la caricature, de ce trait saillant qui fait ressortir le détail
engourdi, il y a la liberté laissée aux mots de grimper gaiement à l’assaut du
sens et le plaisir du conteur de modeler ses effets, il y a l’envie de ne pas
renoncer à une belle histoire d’amour, de rappeler aux destins contraires que
la vie aussi sait triompher même si au bout du bout la main du diable nous
rattrape.
J’ai envie parler ici de bricolage réussi, ce
que Marie-Jeanne Zenetti (voir son blog sur Médiapart et son billet :
écrire le contemporain) appelle une expérimentation « qui ne se réduit pas
à flatter le sentiment d’exception d’une élite restreinte et branchée”, une
volonté d’associer dans un même roman tout l’éventail des modes d’expression de
l’écriture que le cinéma, la BD, les reportages journalistiques, internet ont
enrichi de leurs ouvertures sur d’autres moyens de parler à l’intelligence, à
la sensibilité à l’imaginaire.
Je ne dirais pas que j’ai tout aimé dans ce
livre mais entre-t-on jamais dans toute la pensée de l’autre fut-il écrivain,
aime-t-on tous les poèmes des poètes que l’on aime ? Aime-t-on tout ce
qu’expérimente un roman de Kundera ou de George Perec ou “ le tout” d’une
écriture « classique » comme celle de Marguerite Yourcenar. Pourquoi
accuse-t-on Alexis Jenni de trahir l’écriture si ce n’est qu’il dérange le
pacte de silence qui nous fait considérer le libéralisme comme malgré tout le
moins mauvais des systèmes.
Pour moi, c’est un livre d’écrivain. Plein d’un
humour qui n’est pas que noir.
Un
court extrait du livre :
Georges Fenycz
est le maire de Walenhammes qui rassemble de façon caricaturale toute l’idéologie libérale.
Georges Fenycz n'écoutait pas les
détails. Il les connaît, l'industriel décati et le syndicaliste retraité, il
n'a pas besoin de tous les mots, il les laisse dire et ne suit que le ton,
plaintif pour l'un, revendicatif pour l'autre, oiseux tous les deux. Il
rêvassait devant le tableau que lui seul pouvait voir, accroché dans le dos du
conseil municipal. Il l'a fait nettoyer, et éclairer. Quand les débats
s'éternisent, il regarde la prise de Walenhammes par Louis XIV.
Le roi est au premier plan, il occupe
toute la place éclairée comme si c'était un portrait, la prise de Walenhammes
par lui-même est un portrait de lui-même. Il est à cheval, jeune, au moment où
il entreprenait la conquête de la Flandre. Il ne s'occupe pas de l'agitation de
l'arrière-plan, il la délègue à ceux qui oeuvrent dans l'obscur, lui est dans
la lumière vêtu d'or et de bleu, et il regarde qui le regarde. Il regarde le
peintre qui saisit son visage jeune et impassible, il regarde le spectateur
droit dans les yeux, tous les spectateurs de tous les temps qui ne peuvent plus
détacher leurs yeux des yeux du roi. D'une main il maîtrise son cheval, un
étalon non coupé qui piaffe mais obéit, de l'autre il pointe un bâton bleu à
fleur de lys d'or sur ce qui est derrière lui, dans le fond, reconnaissable à
ses fins clochers, à peine distincts dans la nuit : Walenhammes qui brille.
Les généraux et maréchaux sont autour
de lui, chamarrés et agités, tous le regardent et se découvrent, baissent les
yeux, lui rendent compte et attendent les ordres dans un fouillis de plumes, de
fines épées, de grandes bottes de cavalier qui serrent les flancs de leurs
chevaux couverts d'écume, à peine arrivés, prêts à repartir. Le cheval du roi
est indemne de la moindre trace de sueur, il le tient d'une seule main. Son
sexe est visible, énorme. Des colonnes d'hommes ordinaires qui forment la foule
de l'année passent devant le roi, à pied, en portant leur arme sur l'épaule,
pique ou mousquet, et tenant leur chapeau à la main. On ne les distingue pas
les uns des autres, ils ne sont rien d'autre que leur soumission à lui, ils le
regardent au passage avec sur leur visage un reflet de sa lumière, le visage de
chacun n'est que le sentiment de reconnaissance de les avoir effleurés de sa
lumière, puis ils remettent leur chapeau et repassent dans l'ombre en colonnes
confuses, ils s'enfoncent vers la profondeur du tableau, vers Walenhammes en
flammes, ils vont sous les balles et les bombes, ils vont dans le lacis de
tranchées bordées de fascines, dans les boyaux à ciel ouvert qui en zigzags
s'approchent de la ville bientôt prise. Des feux de mousqueterie progressent
lentement dans la nuit, ils marquent les lieux du combat, au loin, d'un orangé
vif dans la pâte brune du paysage. Les toits s'effondrent, et projettent vers
le ciel noir éclairé par-dessous de hautes gerbes d'étincelles.
Walenhannnes était entourée de
moulins, de fossés, de prés humides et de saules, tout a disparu, on ne
reconnaît rien, tout est recouvert de maisons de brique en ligues régulières,
d'usines, de terrils, de chevalements. Le paysage du tableau n'est qu'un
souvenir, percé qu'il est, retourné qu'il est, raclé qu'il est jusqu'aux
tréfonds pour en sortir le charbon, pour produire le coke, pour fondre le fer.
Ce qui reste de la Flandre walenoise avant l'industrie est une peau mitée,
épinglée au mur de la chambre des chasses, une prise de la main munificente du
souverain, trophée dont il ne reste qu'un cuir sec parsemé de touffes de poils,
qui s'effrite.
L'éclairement du roi est étrange. Si
l'on observe la disposition des ombres, on ne peut en déduire qu'une seule
chose : c'est lui qui produit sa propre lumière, rien ne l'éclaire qui lui soit
extérieur, rien ne lui fait de l'ombre alors qu'autour de lui tout est à moitié
dans l'ombre et se bouscule pour un peu de lumière. Quand il veut, il peut. Il
s'éclaire de lui-même, les autres en sont éblouis, cela lui convient. Ils lui
sont reconnaissants d'être éclairés, ils vont là où il pointe son bâton, vers
les flammes, la fumée, et les cendres.
Alexis Jenni La nuit de Walenhammes aux éditions Gallimard
Extrait publié avec leur
autorisation.
Billet
publié sur le blog de Serge Koulberg dans le club de Médiapart
Roman disponible
à la médiathèque
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